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"Savoir écouter, c’est posséder, outre le sien, le cerveau des autres."
Léonard de Vinci

    Il y a quelques temps, j’ai entendu d’un de mes collègues une petite plaisanterie qui fait son chemin dans le monde des mathématiciens, elle raconte que le meilleur moyen de résoudre un problème difficile est d’y intéresser le fameux génie Terrence Tao. On y apprend qu’il faut peu pour faire beaucoup et qu’il y a une forme d’intelligence à trouver le moyen d’y accéder. Il y a d’ailleurs souvent tout un monde qui gravite autour de ces esprits éclairés, pour ce qu’ils apportent, leurs réalisations, leurs idées, et pour leur image aussi. Mais la disponibilité du maître est limitée et pour chacune de nos difficultés il lui manquerait quelques-uns de ces détails qui font la richesse de nos vies. Je suis persuadé qu’il y a un vrai intérêt dans l’admiration que l’on entretien pour nos plus grands savants, chacun secrètement, ou dans un culte collectif, mais une communauté de pensée est bien peu de choses si elle n’offre rien d’autre qu’une simple relation univoque.
    Même s’il semble que ce soit une erreur d’évoquer la racine latine ligare pour son étymologie - comme çà l’est pour le mot religion -, l’intelligence et l’intelligence collective, sont à plus d’un titre des affaires de lien. Ceux que nous tissons par la pensée entre toutes les expériences que nous vivons sont un des fondements de nos intelligences. Leur organisation donne au collectif des allures d’être vivant. Regardez sa fierté, la détermination de ses convictions, il s'y cache tout un système de contradictions internes articulé secrètement par ces liens que la confiance tour à tour étire et resserre. Et son visage qui porte l’enthousiasme ou l’inquiétude de quelques visionnaires passionnés. Il est vrai qu'il fait peu de cas des préoccupations de chacun et se satisfait bien souvent d’être écouté de tous. Aussi, n'est-il n’est pas toujours simple d’y additionner les intelligences des uns et des autres. L’ordre naturel peut même nous pousser à la soustraction : dans l’angoisse du regard en coin jeté sur l’apparente facilité d’un voisin lorsque notre compréhension fait défaut, ou encore par le pouvoir et la chance qui nous sont donnés un jour de comprendre, et que l’on jette comme une ombre sur celles ou ceux que l’on devance. Il est souvent trop pratique de brader la finesse de l’altérité pour un espace fictif ou grossier, à la faveur du temps que l’on y gagne, ou des acquis que l’on protège. On commence par dissimuler nos faiblesses, et si ça ne suffit pas on attaque celles des autres. Nous n’en sortons jamais vraiment gagnant. Mais rien n’oblige au mensonge et au mépris, et pour beaucoup l’altérité n’est en général ni un obstacle ni une occasion d’écraser son prochain. On découvre ou l’on reconnait chez un voisin une manière de faire et de penser qui semble juste, on porte chez un autre une marque d’admiration pour ce petit rien qui nous dépasse et qui nous semble un monde. Dans ce cercle vertueux de dévotions et de solidarités, l’altérité libère ou gratifie. Les échanges grandissent du fait que chacun sache dire ou taire, mais surtout écouter. L’exigence et la reconnaissance, indispensables à l’individu comme au groupe, s’émancipent des seuls intérêts individuels ou collectifs.
   Il ne faut pas pour autant minimiser l’ambivalence de ce qui nous lie aux autres car chacun à sa mesure a un besoin vital d’autonomie et de solitude. Quant au groupe, les dystopies les plus sombres et l’histoire de l’humanité nous apprennent que sa raison d’être peut recouvrir des menaces redoutables. La rencontre et l’altérité sont comme la solitude : un défi en même temps qu’une nécessité. L’accord que l’on y cherche et qui fonde le collectif est souvent difficile à approcher, toujours en mouvement, et parfois destructeur. C’est que l’articulation de nos identités est exigeante, et qu’elle peut même être impossible ou violente. Elle n’est par ailleurs pas forcément une source de richesse. Bien sûre, il arrive que nos différences se rapprochent sans vouloir se résoudre, que de nouvelles couleurs se forment ou que le patchwork s’agrandisse de manière harmonieuse. Mais la persistance de l’injustice et de la barbarie montre que devant nos difficultés ou nos contradictions, la domination et l’asservissement restent des options courantes. Au-delà de nos mauvais penchants individuels et des crimes évidents, c’est l’imperfection de l’ordre social qu’il faut examiner. La déclaration universelle des devoirs de Simone Weil en propose une mesure :


« Des obligations identiques lient tous les êtres humains, bien qu'elles correspondent à des actes différents selon les situations. Aucun être humain, quel qu'il soit, en aucune circonstance, ne peut s'y soustraire sans crime ; excepté dans les cas où, deux obligations réelles étant en fait incompatibles, un homme est contraint d'abandonner l'une d'elles.

L'imperfection d'un ordre social se mesure à la quantité de situations de ce genre qu'il enferme. »
Simone Weil – L’enracinement.

     Reconnaitre collectivement ce qui est juste et civilisé est au cœur de la construction de nos identités, et le plus souvent nous pensons la liberté avant l’obligation qui la rend possible. Le projet profondément humaniste de la philosophe retourne l’ordre habituel et pose le respect des besoins vitaux de chaque homme comme une obligation première s’appliquant à tous. A l’origine de beaucoup de conflits un besoin vital n’est pas respecté et provoque une souffrance matérielle et morale. L’humiliation et le ressentiment viennent s’ajouter à la faim et à là douleur. L’imperfection désignée n'est ni une résignation ni une injonction utopique : il nous engage à l’amélioration de l’ordre social mais aussi à reconnaitre la difficulté qu’il y a à accorder nos besoins. Que l’on songe aux qualités individuelles qui facilitent le collectif, et à la manière dont elles s’équilibrent : avoir la patience de prendre sur soi, mais le courage de dépasser la frustration pour dire ce que l’on est, être curieux de tout et suffisamment inventif pour proposer des règles nouvelles, mais dans le respect religieux des susceptibilités de chacun. Une circulation respectueuse des émotions est nécessaire car il est difficile à chacun de comprendre ce que vivent les autres, mais le respect impose qu’il faille parfois choisir de maintenir une distance entre des groupes ou des individus. Juger qu’il y a là un échec c’est mal comprendre la complexité de la nature humaine et les enjeux de l’altérité, l’homme n’a pas besoin d’un face à face permanent avec toute la diversité du monde. Les circulations qui se forment aux interfaces rappellent les vivants équilibres des cellules d’un même corps, elles nourrissent leurs identités par des frontières qui ne sont pas de pures barrières mais qui structurent l’échange (une pensée pour le livre récent de Vincent Le Biez qui synthétise d’une manière juste et claire les liens que l’on peut faire entre les organisations de la nature et celles des hommes). Claude Levi-Strauss, grand penseur de nos humanités, avait ces mots qui firent couler beaucoup d’encre en leur temps, une mise en garde que l’on peut ruminer lentement dans notre vie de tous les jours aussi bien que pour penser l’intelligence collective et les transformations qu’y apporte la révolution numérique :


« Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui et se maintenir différent. Pleinement réussie la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent la diversité » -- (in Race et Culture 1983 : 47-48)