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     Nos idées sur l’intelligence peuvent être décousues et difficiles à rassembler. Un regard aiguisé par le plissement des yeux, celui qui suffit à pénétrer simplement les esprits et les choses, en donne une image romantique, là où d’autres sont elles plus mouvementées et folles, suffisamment pour friser les cheveux blancs des plus grands savants, ou bien encore silencieuses, presque figées par le calme froid du calcul et de l’anticipation. On peut y ajouter la trop longue liste de ces hommes dont le génie n’est plus à démontrer, Einstein, Hugo, Newton, Bach, Nietzsche, … leurs œuvres voyagent sans faiblir de génération en génération, leur intelligence façonne nos pensées par des lignes profondes. Et puis il y a les tests qui la mesurent, quelques proverbes usés jusqu’à la corde combinés à ce qu’en dit la psychologie de couloir, de salle de bain, ou de machine à café, il y a des énarques-urologues-savants qui disent en détenir les clés et brodent une prophétie eugénique malsaine entre fantasme et trivialité. Certain y cherchent le salut et l’admiration, une forme de pouvoir ou juste de la reconnaissance, là où d’autres plus discrets et peut-être plus nombreux ont l’assurance heureuse de ne rien avoir à prouver. Ce que l’on croit être une grande intelligence n’est pourtant parfois pas beaucoup plus que notre petite faiblesse devant le pouvoir de séduction de savantes agitations ou face à l’ampleur du temps nécessaire à la compréhension des choses. Car l’intelligence s’impose dans l’illusion de la vitesse mais se construit avec le temps. Pour beaucoup, cela va des heures passées à l’examen minutieux d’une idée complexe, aux jours alors nécessaires à la prise de recul. Ce sont aussi les années qu’il faut pour se faire une image du monde, éprouver quelques gestes rassurants et parfaire une bonne éducation. Après cela, nos vies donnent la mesure, les chemins qu’y prennent les uns et les autres se suivent et se croisent pour tisser une intelligence collective dans le grand dialogue intérieur de notre humanité pensante. Ce temps donne parfois à l’intelligence une forme plus épurée : par la même illusion qu’entretiennent après coup les articulations de nos manuels d’histoire, elle s’ignore quasiment, devant la simple nécessité, l’expression d’une détermination sociale ou génétique, voire de quelques lois universelles. Bien au-delà de nos existences, se déploient les millions d’années, à la fois indispensables à son évolution et juge implacable de sa maturité.
    Mais l’intelligence est aussi cette faculté de dépasser l’héritage ou l’habitude par surprise, pour les adapter à une réalité plus saillante. Dans ce qu’elle a de plus vivant, elle est notre capacité à déjouer naturellement toute situation radicalement nouvelle, ou comme le disait Piaget non “pas ce que l’on sait mais ce que l’on fait quand on ne sait pas”. Art de faire, de choisir, art d’agir, d’imaginer, de probabiliser, d’anticiper, de construire, … Je n’ai pas l’ambition d’approcher le bout du compte ni de faire le tour complètement de quelque chose qui me dépasse, mais j’ai comme beaucoup le désir de me bâtir une idée ou deux, pas vraiment moins décousues que d’autres, sur les tests de QI, la prise de pouvoir des machines, l’eugénisme menaçant et quelques rouages de notre intelligence collective. Voilà quelques textes à venir, le premier parle de mémoire.

Intelligence et mémoire


« Qui prend le plus d'images dans sa mémoire est celui qui a le plus d'imagination. »
Napoléon Bonaparte
« Les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. »
Michel de Montaigne

     La rapidité d’exécution est un élément essentiel mesuré par les tests d’intelligence. Toutes les cultures ne partagent pas là les mêmes points de repère, mais la sagesse de la lenteur y tient rarement la meilleure place. C’est la rapidité de calcul de la machine et son évolution donnée par la fameuse loi de Moore, aussi inéluctable qu’invraisemblable, qui laissent certains penser qu’un jour, la machine pourrait-être plus intelligente que l’homme. J’ai sans doute trop répété mes fables pour croire plus au lièvre qu’à la tortue, mais il faut admettre qu’il y a toujours une course à gagner lorsqu’on va vite et que l’on sait où aller. L’intelligence n’est évidemment pas de gagner tout ou n’importe quoi le plus vite possible, trouver son propre rythme est préférable tout autant que d’éviter les courses vaines. Une certaine pratique de vitesse est bien souvent utile à l’exploration, mais elle peut aussi n’être qu’une paresse devant la profusion de détails, immiscés comme la musique entre les notes, ou une excitation grisante et grossière. Au-delà de la complexité toujours plus grande, nécessaire à approcher notre intelligence, des limites physiques à la loi de Moore pourraient bien commencent à s’affirmer, elles sont liées à la taille des circuits et à l’énergie nécessaire au fonctionnement de nos machines. Dans un monde où matière et énergie ne sont pas infinies, l’intelligence du corps humain est de pouvoir exécuter des tâches complexes, en utilisant une subtile architecture de connexions branchée sur 20 Watt tout au plus, là où la machine s’illustre sans nuance et parfois sans économie, dans une grande démonstration de puissance.
     Après la vitesse, c’est la mémoire qui vient à l’esprit lorsque l’on pense à l’intelligence, aux tests qui la mesurent et à celle des machines. Ici aussi, mieux vaut dépasser les images les plus simples, car l’intérêt de notre mémoire n’est pas de s’être rendue efficace à empiler tout et n’importe quoi mais plutôt d’organiser et de sélectionner le nécessaire presque sans effort. La facilité avec laquelle elle glane est assez grande pour que l’on ne pense à elle que lorsqu’elle nous fait défaut. Pendant ce temps, nous entassons dans nos disques durs, ou dans ceux d’une multinationale, des centaines de milliards de photos inutiles : des brins d’herbe à ne plus pouvoir les compter, autant de grains de sables, des dizaines de milliers de tour Eiffel mal cadrées que personne ne prendra jamais le temps de regarder, pas moins de plages couchées sous le soleil, des messages à la pelle, dont bon nombre de « coucou comment ça va » ou de smiley, des documents de travail en bazar, souvenirs d’appels d’offres manqués. Pourquoi perdre du temps à ranger ? Pourquoi prendre le risque d’effacer ? Pour l’heure, avec un peu d’argent, l’espace de stockage ne fait jamais défaut. Mais à force de ne rien supprimer, les souvenirs se noient dans la masse, tout s’efface. L’intelligence a autant besoin de l’oubli que du souvenir, et là où cette montagne de fichiers inutiles contribue à la croissance incontrôlée de nos machines gourmandes, la finesse de notre mémoire est dans sa manière frugale, et pas toujours compréhensible, de choisir ce qu’elle garde. Ne montre-t-elle pas, avec le temps, sa capacité à distinguer ce qui pèse sur nos vies de ce qui participe à notre survie, voir à une forme d’élévation ? Notre mémoire s’organise à partir de souvenirs marquants, de classements, ou de synthèses, un peu comme nous le faisons collectivement avec Wikipedia ou d’autres projets collaboratifs, mais surtout, à l’instar de notre mémoire collective, elle élague un maximum. Si elle ne garde qu’une partie de ce qu’elle reçoit, c’est souvent pour retrouver le reste le temps voulu, certains algorithmes de compression utilisés par les machines s’inspirent d’ailleurs efficacement de cette idée, associant utilement un contexte à nos souvenirs pour les compléter.
    Ce qui fait une bonne mémoire n’est pas tant la quantité de ce que l’on peut y mettre que la manière dont tout y est rangé, il s’agit évidemment de pouvoir retrouver le nécessaire au besoin, sans avoir à lui faire face le reste du temps. Personne ne voudrait vraiment vivre avec, en permanence, l’intégralité de son passé en tête. Sviatoslav Richter était un pianiste sensible et génial, « J'ai une si bonne mémoire que c'en est insupportable » disait-il d’une manière si touchante dans le documentaire Richter l’insoumis, « tous ces souvenirs ont perdu tout intérêt à mes yeux, c'est tout juste si je ne les déteste pas, j'ai 80 ans ». Par ce que la mémoire écarte, temporairement, de notre champ de vision se forme une place pour l’insouciance, un brin de cette liberté que l’on retrouve dans les mots de Nietzsche :


« Mais dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d’oublier, ou pour le dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l’histoire. » -- Nietzsche. Considérations intempestives, II, 1.

     Le même oubli, lorsqu’il est inconscient, est pour Freud la marque d’un refoulement qui en dit long sur ce que nous sommes. Face à cette identité, l’effort du souvenir est une résistance essentielle à notre humanité, car ce que nous retenons alimente notre intelligence, qu’elle soit individuelle ou collective. Si notre mémoire n’est heureusement pas un simple espace de stockage inerte que l’on peut remplir et vider à notre guise, elle doit, pour s’entretenir, se plier à un exercice régulier de notre volonté, par la répétition. La difficulté de cette pratique nous met à l’épreuve, elle encourage la vivacité du questionnement, elle nous pousse à agir avec autant de conscience que possible. Elle est aussi un espace de créativité où la mémoire se fait réécriture. La place donnée ici ou là dans notre mémoire collective peut être le résultat d’un travail de fourmi effectué par des historiens zélés, ou de luttes profondes menées par quelques justiciers, à la fois révélation et construction d’une identité. Au-delà d’un vain esprit de vengeance, nous y construisons une vision lucide, indispensable à notre intelligence collective, notre identité s’y déchiffre autant qu’elle s’y impose. Comme le rappelle Geraldine Schwarz en conclusions de son livre « Les Amnésiques » :


« Nous venons de loin, nous les Européens. Nos mémoires et nos rêves sont éclatés, parfois contradictoires. Mais dans cette diversité, il y a un dénominateur commun : l’expérience du totalitarisme qui écrase l’identité des hommes, nie leur individualité, […]. A l’Est comme à l’Ouest nous avons connu la souffrance, mais aussi l’apathie face au crime, le Mitläufertum, le danger du conformisme, de l’aveuglement et de l’opportunisme. L’histoire ne se répète pas, mais les mécanismes socio-psychologiques restent les mêmes, qui dans un contexte de crise nous poussent à devenir les complices irrationnels de doctrines criminelles. C’est cette mémoire-là, celle de notre propre faillibilité en tant qu’individu, qu’il faut transmettre aux citoyens européens. Pour nous armer de discernement face à notre propre aveuglement, face à la manipulation de populistes, de droite comme de gauche ».

    Si la mémoire est en partie une construction consciente, elle ne l’est souvent qu’après coup et pas nécessairement d’après notre volonté. C’est que nul n’est complètement maître à bord, et même si l’on pouvait choisir de retenir ou d’oublier, on ne saurait pas toujours dire l’intérêt d’un souvenir avant d’en regretter l’oubli. La direction que se donne le vivant n’est pas forcement immédiatement intelligible, même quand elle a un sens. C’est d’ailleurs aussi une force que nous avons, et qui nous vient de loin, de pouvoir avancer dans le brouillard d’un pas sûr, sans rien de plus à se mettre sous la dent qu’un fantasme ou une vague intuition. Lorsque cela finit par payer, pour le mérite ou par chance, ces déserts d’incompréhension fondent une partie de notre intelligence. Certaines de nos affinités s’expriment malgré nous par ces choses importantes qui sans cesse nous échappent et par celles, au contraire, que nous retenons, qui nous semblent anecdotiques ou incompréhensibles un jour, et auxquelles le temps donne tout son sens. Cette autre forme de mémoire est, dans certains cas, liée à nos gènes. François Jacob, dans son introduction de « la logique du vivant » évoque parfaitement la logique de conservation de l’information qui la dirige, et qui s’oppose à notre mémoire vive :


« Pour la biologie moderne, ce qui caractérise notamment les êtres vivants, c’est leur aptitude à conserver l’expérience passée et à la transmettre. Les deux points de rupture de l’évolution, l’émergence du vivant d’abord, celle de la pensée et du langage plus tard, correspondent chacun à l’apparition d’un mécanisme de mémoire, celui de l’hérédité, celui du cerveau. Entre les deux systèmes se manifestent certaines analogies. D’abord parce qu’ils ont tous deux été sélectionnés pour accumuler l’expérience passée et pour la transmettre. Aussi parce que l’information enregistrée ne se perpétue que dans la mesure où elle est reproduite à chaque génération. Mais il s’agit de deux systèmes différents, tant dans leur nature que dans la logique de leurs opérations. Par la souplesse de ses mécanismes, la mémoire nerveuse se prête particulièrement bien à la transmission des caractères acquis. Par sa rigidité, celle de l’hérédité s’y oppose. »

    L’efficacité de notre nature, en particulier dans les premières années de notre vie, est aussi de ne pas laisser complètement l’utilité de tel ou tel de nos souvenirs résulter de calculs complexes, mais de s’en remettre à cette autre forme de mémoire, qui s’exprime par l'intensité de nos émotions ou quelques reflexes innés. Notre intelligence est d’apprendre à écouter l’une et l’autre, elle est aussi de comprendre ce qui les fonde, et comment s’articule cet équilibre entre souplesse et rigidité.

    Même s’ils sont entretenus par une terminologie sans cesse renouvelée à coup de big data ou de deep learning, les rêves et les cauchemars de la singularité n’arrivent pas aussi vite que le pensaient nos aînés des années 70. Les algorithmes et les structures qu’utilisent les machines ont bien une complexité grandissante, leur rapidité et leur taille nous dépassent. Mais elles sont tout de même loin d’approcher la profondeur du cerveau humain, et leur grande force est avant tout d’être destinés à des tâches bien particulières. Nous vivons une époque palpitante où le temps semble s’accélérer, peut-être est-ce la marque du présent, mais nous nous y donnons des images trop grossières et naïves pour être autre chose que des abstractions. La singularité en est une avec son asymptote verticale du progrès technologique, on lui oppose celle de l’asymptote horizontale ou de la bosse des scénarios décroissants du club de Rome. Ces deux visions dépendent certainement de ce que l’on regarde précisément, de ce que l’on néglige, de notre tendance à l’optimisme ou au catastrophisme, et finalement de notre goût pour les images simplistes et les grandes prophéties. Elles peuvent aussi être deux facettes d’une même réalité, car si la puissance et la taille des machines augmentent chaque jour, elles ne peuvent contribuer à notre élévation qu’à la manière des grains de sable sur une dune. Chacun des nouveaux arrivant, toujours plus nombreux, y participent moins que ceux qui les soutiennent. Il y a dans le monde de l'ingénierie une expression que j’aime bien pour évoquer cette sorte de décroissance des rendements, c’est la “règle” des 80/20, les 20% des efforts que nous faisons en premier pour améliorer un système donnent 80% des résultats, alors que les 80% d’efforts restant ne permettent d’obtenir que les derniers 20% des résultats. Dans ce face-à-face homme machine qui tour à tour réprime ou exalte l’idée de progrès, d’effondrement ou de singularité, chaque évolution de la machine, plus poussée mais moins efficace que la précédente, nous fait découvrir un peu mieux le raffinement de la machine humaine.