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« Quand je pense qu’il m’a fallu passer par tant de sottises, par tant de vices, d’erreurs, de dégoûts, de désillusions et de misères pour en arriver à n’être plus qu’un enfant et à tout recommencer!»
Hermann Hesse -- Siddartha

« Le jeu ne continu rien, il recommence. »
Alain

« Sans un certain enfantillage qui reste intact — je succomberais. Je travaille. Ou plutôt j’ai la chance d’être encore travaillé par la poésie »
Cocteau à Max Jacob, octobre 1926

     Étant enfant je pouvais passer des heures dans un état libidinal à me raconter sans y penser l’histoire de petits bonhommes s'affrontant sur une colline formée des plis et les replis de ma couette. On a beau gagner tout un tas de choses avec l'âge, il s’y perd souvent l’imagination insensée qu’exprime un enfant sur le bitume chaud du bout de la rue, dans une forêt dense ou une colline nue. Sans doute se lasse-t-on. Peut-être cette fraicheur s’abîme-t-elle au contact de ceux qui la regardent de trop près. Peut-être aussi qu’il faut s'occuper de soi, de ses proches ou au pire de l'humanité toute entière et qu’alors le sérieux fini par être nécessaire, au moins autant que la légèreté. Je sais que bien souvent le jeu est une distraction, un mouvement pour nous détourner de questions essentielles, mais à bien y regarder on trouvera aussi dans l'évidence de ces plaisirs simples et de l'excitation qu’ils provoquent un mystère fragile et une force nécessaire. Il ne faut d’ailleurs pas confondre la légèreté et le jeu, car ce à quoi je pense n’est pas du tout une affaire de rigolade, en fait même s’il est question de se laisser aller on n’est rarement plus sérieux que lorsque l’on joue vraiment. Les yeux rivés sur un château de sable et sur la mer inéluctable qui s’en approche ou sur je ne sais quoi d’assez puissant pour faire oublier une idée du convenable et ce qui la soutient, prêt à tout soudainement pour gravir un rocher trop pointu et s’y tenir en regardant fièrement l’horizon. Seul un autre jeu plus important encore peut faire perdre au joueur son sérieux. Le regard extérieur à qui l’on attribue souvent la plus grande sagesse porte sur les passions singulières et essentielles du joueur une incompréhension pathologique. Car nous passons, encore, pour ces danseurs qui s’enlacent en rythme, étreignant le temps pour une soirée ou toute une nuit ; mais rare sont ceux qui s’identifient à des philatélistes, entretenant chaque instant dans une collection de miniatures, et oubliant de manger pour épier à la loupe des détails cachés dans lesquelles revivent quelques anecdotes baroques. C’est pourtant ce goût insensé des détails qui fait la richesse et la singularité de chacune de nos vies.
     J’admire ces grands explorateurs qui sont de vrais joueurs, le monde est tout juste suffisant à leur âme d’enfant. L’aviateur Mermoz a écrit un livre sur ses aventures mais j’aime aussi ces quelques lignes qu’Antoine de Saint-Exupéry dédie au panache de son « camarade » :


« Après le sable, Mermoz affronta la montagne, ces pics qui, dans le vent, lâchent leur écharpe de neige, ce palissement des choses avant l’orage, ces remous si durs qui, subis entre deux murailles de rocs, obligent le pilote à une sorte de lutte au couteau. Mermoz s’engageait dans ces combats sans rien connaître de l’adversaire, sans savoir si l’on sort en vie de telles étreintes. Mermoz « essayait » pour les autres.

Enfin, un jour, à force d’essayer, il se découvrit prisonnier des Andes.

Échoués, à quatre mille mètres d’altitude, sur un plateau aux parois verticales, son mécanicien et lui cherchèrent pendant deux jours à s’évader. Ils étaient pris. Alors, ils jouèrent leur dernière chance, lancèrent l’avion vers le vide, rebondirent durement sur le sol inégal, jusqu’au précipice, où ils coulèrent. L’avion, dans la chute, prit enfin assez de vitesse pour obéir de nouveau aux commandes. Mermoz le redressa face à une crête, toucha la crête, et, lorsque l’eau fusant de toutes les tubulures crevées dans la nuit par le gel, déjà en panne après sept minutes de vol, découvrit la plaine chilienne, sous lui, comme une Terre promise

Le lendemain, il recommençait. »

     Ce qui est remarquable avec ce genre de jeu est qu’il puisse être le théâtre d’une grande sécurité affective autant que d’une exploration du monde audacieuse. Dans ce défi de sens et d’imagination, le joueur est porté à droite puis à gauche comme un funambule surpris par une gravité nouvelle. La confiance discrète mais profonde qui se développe dans les meilleurs des jeux rappelle celle qui accompagne nos sentiments les plus forts. Il en va comme pour une certaine forme de l’amour : avant de se laisser surprendre pour s’y fondre, on doute de tout et de rien anxieux ou blasé, et puis un jour, parfois même subitement, voilà qu’il devient difficile d’imaginer un monde au-delà de l’évidence. Évidence toujours aussi folle, vue de l’extérieure. Comme l’amour, le jeu est une expérience d’altérité, agitateur de sens et force de proposition, il témoigne d’un intérêt vivant et forge notre manière d’être en trompant ce qui est attendu. Car c’est un monde riche et nouveau qui s’offre à nous par ces instants où nous devons affirmer notre être dans une situation qui nous échappe. Chacune de ces terres inconnues est l’occasion d’une traduction intérieure dans laquelle nous développons des gestes, une pensée, et un langage qui plus tard nous permettront d’exprimer ce que nous avons été autant que ce que nous voulons être. Ce qu’il nous est permis d’explorer -espace providentiel et potentiel- est ainsi le lieu d’une renaissance, d’une rencontre sur laquelle nous nous appuyons et qui nous fonde. A l’image de Robinson recroquevillé nu dans le cœur de son île, nous pouvons aussi bien nous y oublier, nous y confondre à perte avant de reparaître. Le jeu doit alors nous écarter de la sécurité affective que nous procure l’agencement méthodique de quelques actes bien rôdés. Cette recherche de soi au-delà de soi est celle qu’évoque Winnicott dans son dernier recueil, jeu et réalité, et qui précède nos premières expériences du jeu :


« Nombre de bébés se trouvent longtemps confrontés à l’expérience de ne pas recevoir en retour ce qu’eux-mêmes sont en train de donner. Ceux-là regardent mais ne se voient pas eux-mêmes. Ce qui ne va pas sans conséquence. En premier lieu, leur propre capacité créative commence à s’atrophier et, d’une manière ou d’une autre, ils cherchent un autre moyen pour que l’environnement leur réfléchisse quelque chose d’eux-mêmes. »

     Le jeu est un apprentissage de la distance, un pas au-delà de cette sorte de machinerie quotidienne et rassurante qui bat la mesure de certaines de nos vies, au-delà du triste contentement procuré par la pieuse observation des héros de la télé-réalité ou par l’alignement sur un écran de quelques balles de couleurs. Ainsi le jeu pose-t-il la difficile question du sens face à nos inclinaisons, il est le risque d’une régression en même temps que d’une échappée réussie vers un être renouvelé. Le jeu libre fraye entre déroute et renaissance pour arpenter un lieu nouveau, géographique ou humain. Il nous prépare à ce que tout puisse à nouveau disparaître. Le joueur sait se perdre et s’apprête toujours à se perdre plus encore, pas vraiment par humilité, mais plutôt pour éviter l’inévitable chute de ceux qui pensent être au-dessus de tout. La chute fait parfois partie du jeu, et le joueur comme Mermoz se relève alors la terre entre les lèvres avec une envie grandissante d’en découdre. Si par la suite le joueur parvient à ses fins, c’est seulement pour y découvrir une nouvelle direction. La satisfaction n’y est jamais satiété.
     Le jeu libre nous apprend à tenir en regard nos instincts primaires et nos besoins. Si nous les y retrouvons, c’est souvent pour le plaisir de les retenir et de les tromper, pour mieux les dompter. On quitte la satisfaction que nous donne le sain maternel pour s’accrocher pieusement à une peluche ou une couverture, on se joue de la peur en tremblant, comme ces enfants qui crient au loup ou se racontent des histoires dans le noir, on se joue d’un désir charnel pour lui donner plus de force, et inventer sa forme dans l’écho d’un regard pour accéder à un plaisir et une joie plus grande. On affûte sans but une raison d’être à partir de formes imaginaires, en miroirs, amplifiées, improvisées, sublimées. On se jouera par exemple d’une faim, d’une angoisse, d’une consigne parentale, de quelques éléments comme l’eau, l’air ou le feu, pour célébrer en riant l’ironie de notre besoin de domination et de puissance. Le joueur a plaisir à sentir parfois que l’on se joue de lui et s’il trouve ici ou là une vue imprenable et qu’elle se suffit à elle-même, cela ne veut jamais dire pour lui que tout est vu. Car l’humilité et la liberté que l’on découvre en nous par le jeu grandissent ensembles face à ces forces qui nous échappent, qui parfois nous repoussent et que l’on croit dompter ne serait-ce qu’un instant. L’écho que l’on donne dans le jeu à nos besoins et nos limites les rend vivants dans le corps social et les consacre avec des formes presque théâtrales et mythiques.
     N’est-elle pas belle ou saisissante cette apparente cruauté portée dans le jeu aux peluches doudous et autres poupées vaudous par quelques enfants espiègles ? Nous explorons parfois dans le jeu notre rapport à la limite, sociale ou physique. La nature rappelle à l’ordre ou elle nous encourage par sa force à une confrontation, comme avec Mermoz, les alpinistes, les marins ou les aventuriers de toute sorte. La violence qui peut naitre du rapport à la limite sociale n’est pas moins grande et problématique. En fait on joue seul la plupart du temps et c’est vrai que c’est plus facile, mais rarement l’on peut s’en contenter. A deux ou plus, on rebondit on s’échauffe, on s’encourage on se provoque, on se copie et l’on s’imite. A deux tout va plus vite et plus loin. Il ne faut pas être parent bien longtemps pour savoir combien les jeux peuvent dégénérer lorsqu’ils sont tirés par cette force impétueuse et provocatrice, ainsi usera-t-on ici et là avec parcimonie de ces petites phrases rabat joies « attention ça va mal finir » « calmez-vous les enfants » qui n’ont pas d’autre effet que l’alimenter l’emballement. Il est un point où ce feu vivant devient une force qui fascine et frappe par son indépendance et sa créativité autant que par les destructions dont elle nous rend capable. La violence s’alimente elle-même d’une manière parfois incontrôlable, et l’on peut voir se former dans cette confrontation sans limite une norme éloignée de ce qui nous fonde. D’ailleurs les plus grands psychopathes n’agissent-ils pas par simple jeu ? Winnicott propose la distinction entre le jeu libre (playing) et le jeu avec des règles (games) venant apporter un contrôle et une organisation aux danger du jeu :


« Mais il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant. Et l’on peut tenir les jeux (games), avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (playing) »

     Faire se rejoindre les actions de chacun dans le jeu sans qu’il soit une source de souffrance est l’enjeu de la règle, laissant ce qu’il faut d’incontrôlabilité pour que tout semble y être possible. Celle-ci s’imposera d’elle-même par la peur ou par une décision collective avisée. Le plus souvent c’est un peu les deux et dans le souvenir inconscient de l’arbitraire violence de nos dépassements, nous rodons le long des traits dessinés par la règle. Ainsi finit-elle par faire disparaître complètement l’espace qu’elle délimite, et nous y cristallisons quelques fantasmes, bien loin de l’opprobre oublié dont elle nous protège. Après cela le jeu recommence, comme la vie, avec pour seule règle persistante celle qui nous pousse au-delà de nous-même.