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     La machine, toute inhumaine qu’elle soit, peut renforcer ce lien et renforcer notre intelligence individuelle ou collective. En quelques clics seulement pour la moitié aisée de la planète, des bibliothèques géantes affinent ou complètent notre vision des choses, pour voir plus, et plus loin. Ses livres y sont lus et analysés par une petite partie de la masse qui redirige les autres. Sans vraiment le penser, pourrait-on espérer que l’information s’y organise comme dans une tête bien faite ? Des cours en lignes y sont ouverts à tous et couvrent plus de sujets qu’on ne peut en étudier en une vie, nos plus éminents experts ou nos plus grands pédagogues y placent souvent leurs meilleurs mots. Même si tout n’est pas nouveau sur le terrain de la communication, la possibilité d’échanger instantanément avec l’autre bout du monde y est toujours plus grande. Sur certains réseaux, parmi lesquels linkedin, twitter, et même parfois Facebook, des chercheurs, des érudits ou bien tout simplement des passionnés partagent leurs pensées, et des milliers d’autres âmes rebondissent intelligemment, apportant leur expérience et leur vision des choses à l’édifice commun. La barrière de la langue tombe avec la traduction automatique qui permet de parler à tous, d’où qu’ils viennent. L’évolution vers la numérisation, la structuration et la standardisation des contenus facilite l’accès à ce qui a déjà été pensé. Là où, nous, chercheurs, avons passé un temps considérable dans la quête d’un livre ou d’un article au fin fond d’une bibliothèque, nous trouvons aujourd’hui des « pdf » en quelques clics sur internet, nous avons presque déjà accès aux algorithmes et aux chiffres derrière chaque graphique de chaque raisonnement, et il nous sera bientôt possible d’analyser simultanément des résultats de plusieurs centaines d’analyses avec quelques lignes de code ou en questionnant une intelligence artificielle pour en avoir une synthèse.
     Dans ce bouillonnement révolutionnaire, où chacun gagne une chance de s’exprimer, on peut soudain lire tout et son contraire sur à peu près n’importe quel sujet. Une grand-tante qui fait des crêpes comme personne se décide enfin à partager quelques-uns de ses secrets et paf, sa fille envoie tout ça au monde entier dans une story sur Instagram qui ne sera malheureusement pas vue plus de trente fois. Mon voisin, devenu expert en enduits après avoir passé un week-end à repeindre son salon, tue le temps sur les forums à partager son expérience, peut-être aura-t-on même le droit à un tuto sous forme vidéo. Les professionnels qui l’entendront parler pourront s’émouvoir de la naïveté de ses pratiques, mais auront-ils le temps de venir le corriger ? et n’auront-ils pas l’air de de simples jaloux à venir pinailler devant la performance altruiste de notre futur expert ? Pour les autres, l’aplomb avec lequel les choses sont dites primera devant la maturité du propos. Heureusement, d’autres utilisateurs viendront sans doute tempérer ou enrichir ses remarques en versant leur propre expérience au pot commun. D’un partage à l’autre, peut-être qu’une forme de qualité et d’exigence pourra émerger.
     Mais dans le flux et le reflux de nos buzz futiles la machine échoue aussi à nous lier au mieux. C’est que la bête trouve plus de carburant dans nos agitations répétées qu’à ces formes trop exigeantes et lentes qui font la qualité. La toile conforte nos esprits dans leurs a priori par des algorithmes qui ne cherchent qu’à maximiser le nombre de vues, et qui parfois désordonnent les échanges pour les rendre plus confus. C’est ce que fait par exemple Linkedin, en mélangeant l’ordre des commentaires ou en cachant certains. Le nombre croissant de publications donne la mesure d’une démocratisation sans précédent mais aussi celle d’une affaire bien juteuse dans laquelle l’attention de chacun est source de revenu ou de reconnaissance et la difficulté et l’effort peu vendeurs. Ces systèmes qui se sont imposés dans leur gratuité rétrécissent aujourd’hui les possibilités offertes à l’utilisateur pour éviter qu’il n’aille consommer ailleurs. Des réseaux comme Instagram ou Youtube rendent impossible aujourd’hui le partage de liens en commentaires, pourtant bien pratique pour enrichir les échanges. Il ne faudrait pas dérouter les consommateurs, ou permettre une forme de publicité en dehors des canaux rémunérateurs. Instagram que j’appréciais particulièrement pour la photographie, m’inonde depuis peu de vidéos courtes sans intérêts, mais addictives et oppressantes. Un peu partout des machines influencent des groupes de personnes avec des identités robots sur les réseaux, mais ça n’est malheureusement pas le plus souvent pour développer notre intelligence, ni pour promouvoir la grandeur du savoir, de la curiosité ou de la tolérance. Il s’agit plus au fond plutôt de nous proposer des publicités ciblées, de diriger une stratégie de communication, ou encore de gouverner sans avoir à discuter ou éduquer. Il faut faire du chiffre, augmenter le champ d’influence, attirer le plus grand nombre.
     Dans le libre cours de la concurrence féroce et débridée, que les dirigeants des géants d’internet chérissent comme s’il y avait là la plus grande intelligence de la nature, ce qui attire le plus grand nombre n’est jamais vraiment l’exigence, la nuance ou la profondeur, pourtant essentielles face à la complexité mais plutôt les certitudes simplistes qui ont nourri et nourriront longtemps encore nos instincts grégaires et la fine fleur des idéologies populistes. D’ailleurs les positions consensuelles et complexes ne rapportent pas de vues, elles n’ont pas d’intérêt. Le goût pour le compromis politique sur lequel se forge la démocratie y fait place à un idéalisme naïf ou à un nihilisme empreint de colère et de haine, on peut y voir toutes sortes de boucs émissaires et de Totem qui nous empêchent de penser la complexité et la diversité des situations. Dans les nombreuses critiques de la société dont nous accouchons sur les réseaux sociaux, nous finissons dans l’affrontement violent prophétisé par Mike Godwin, ou nous nous contentons avec satisfaction de dénoncer la cupidité des hommes ou le système capitaliste. La richesse des échanges possibles est immense et nouvelle il ne faut pas l’oublier, mais la communion planétaire naissante est difficile et alors qu’elle nous rapproche de tous, elle nous coupe parfois de la réalité des relations humaines et de nos proches. Il arrive même que les possibilités infinies d’altérité écrasent et rétrécissent notre relation à l’autre, dans la compétition grandissante lorsqu’elle nous pousse à négliger l’attention et le soin dont chacun a besoin, ou dans le cloisonnement de notre monde virtuel lorsque nous jurons à la manière du chauffard excité seul derrière son volant. Pour être entendu, chacun parle plus et écoute moins. Au moment même où toute la connaissance est rendue accessible, tout ce que nous lisons ou entendons devient suspect. Notre humanité adolescente cherche maladroitement l’équilibre qui peut naitre de cette élévation nouvelle, mais la parole, un temps dé-saisie de sa force sacrée, a pour l’heure laissé la place à une forme vivante et libérée d’incrédulité.

     La machine est et sera un allié pour affiner notre regard sur le monde, révéler ou renforcer des liens essentiels au sein de notre communauté et permettre l’émergence d’une plus grande intelligence collective. Il n’est pas évident de lui donner une place juste dans nos vies et dans nos sociétés, d’utiliser sa force, et en même temps de trouver la distance nécessaire pour cultiver notre auto-défense intellectuelle, le coup d’œil exigeant qui nous aide à trouver ce qui nous fait grandir, ou la concentration patiente et courageuse de notre esprit devant à la difficulté et dans le foisonnement des altérités. Pour toutes ces choses il semble bien naïf de compter sur la machine aujourd’hui.
     Tous nos problèmes avec la machine ne vont pas se résoudre par la seule somme de nos volontés individuelles, mais aussi par le désir de faire une place au collectif et à des liens qui libèrent, parfois par la contrainte et la réglementation (J'en parlerai plus tard). Même si cette formule optimiste ne saisit pas toute la réalité, elle devrait être une ambition sans être une religion. Les raisons à nos difficultés sont sans doute trop nombreuses pour que l’on cherche à les affronter toutes ici mais que l’on songe seulement à la manière dont nous regardons bêtement les machines, en bavant d’admiration ou de rage, comme si elles devaient prendre notre place complètement ou disparaître à jamais, que l’on songe à cette habitude que nous avons prise, de répéter les gestes et les mots qu’elles nous imposent, allant même jusqu’à oublier notre propre intelligence. N’avons-nous finalement pas autant à craindre de notre idolâtrie que de leur profondeur ? Ce que nous devons guetter n’est pas plus l’intelligence de la machine, ou les fins inavouables des cowboys qui croient la maîtriser, que l’ignorance de ceux qui s’y asservissent sans comprendre et sans se donner la peine d’écrire ce qu’ils veulent être. Ce que nous devons apprendre, c’est que ce qui nous rassemble sera toujours à parfaire mais jamais perfection. Le pire de nos tors serait d’y trouver une raison au désespoir, d’abandonner l’exigence et la foi dans notre propre intelligence collective.