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     Il y a des chiffres qui sont comme des mots, ils veulent dire « beaucoup », « trop » ou « pas assez », j’ai encore entendu hier que 75% de notre communication se faisait sans les mots. Ce qu’il y a de miraculeux avec ces chiffres c’est que l’on puisse leur donner plus de valeurs qu’aux mots eux-mêmes, comme s’il s’y cachait le travail minutieux d’une équipe des plus brillants esprits de notre pays. On les imaginera le matin au réveil devant les écrans de leurs puissantes machines une tasse de café à la main ou le soir tard à écrire quelques équations sur un grand tableau noir. Mais c’est surtout de l’art de la séduction dont il s’agit ici, ou juste d'une mise en scène grossière car les chiffres derrière leur apparente précision cachent parfois plus qu’ils ne montrent.

     C’est vrai, tout de même, que les mots ne sont qu’une partie de notre manière de dire ou d’échanger. Il y a les gestes, les images, les regards, les yeux plissés. Il y a le souffle inquiet ou celui d'une respiration calme, là c'est une posture noble et élancée, un dos courbé. Il y a même tout une gamme de silences qui en disent souvent plus long que quelques mots mal choisis, ils sont la gène et l'inquiétude posées comme un mur derrière lequel chacun se cache, ils sont l'absence et le murmure intérieur dans lequel la pensée grandie ; ou tout autrement encore un horizon partagé en chœur, sans égal pour dire la légèreté en même temps que la profondeur. Là ces quelques amis contemplent un même paysage, et ici des parents s’extasient ensembles devant la vie qui se joue dans le regard de leurs enfants. A ces silences il n’y a rien à ajouter, ils se suffisent à eux-mêmes. Parfois aussi il y a tout à dire, dans le silence étourdissant qui s’élève au milieu d’une foule, à l’attente de l’annonce libératrice comme avant le résultat d’une élection, avant la réussite à un examen, ou comme dans celui qui précède une victoire ou un échec. C’est un art qui n’échappe pas à tous finalement que de savoir lire dans les gestes et les silences plus qu’on ne saurait dire, plus même par moment qu’il n’a été donné de penser. Encore plus difficile, et là certain seulement excellent, l’art de choisir ce que l’on montre par nos gestes, l’art de se taire pour mieux dire.
     Alors faut-il s’en tenir aux mots devant toute cette palette de signes qui s’offre à nous pour dire ce que nous sommes ce que nous ressentons, pour faire vivre une lutte, une colère, pour partager une pensée, pour dire l’amour, annoncer un événement ? J’ai entendu un jour à la radio une chroniqueuse philosophe s’offusquer de la disparition du mot et du langage écrit au profit de ces représentations graphiques qui sont légion dans le monde du marketing, de l’industrie et de la communication. J’avoue que la pauvreté de certains graphiques ou de certaines représentations est souvent proportionnelle à la capacité qu’ils ont à convaincre, et que cela m’attriste ou me fait sourire à l’image de ces « 75% ». Pour les représentations graphiques il y a matière pourtant à faire des choses belles et fine. J’aime particulièrement le recensement qu’en a fait Tufte dans son livre « The Visual Display of Quantitative Information », on y trouve par exemple cette description éloquente de la retraite de Napoléon. La description de la seconde guerre mondiale faite par le data designer Nicolas Guillerat et deux historiens ici est pleine de trouvailles visuelles intéressantes.
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     Les mots ont quelques excuses pour eux, c’est vrai : il leur manque avant tout la souplesse. Ils sont un peu timides aussi, au point de ne pas être toujours si faciles à trouver. Par moment même, ils restent suspendus on ne sait où et nous les accusons : « ils se cachent ». Mais nous nous cachons avec eux et nous aurons beau incriminer la mémoire à les chercher en vain il nous restera toujours cette même peur de trahir ce que l’on pense ou ce que l’on est et qui pourtant n’est encore rien, il restera cette paresse d’avoir à trop chercher. J’aimerais savoir si je me lasserai un jour de réciter cette phrase d’un de ces curés de Bernanos qui dit tout çà et plus encore bien mieux que moi :


« Que de gens se prétendent attachés à l'ordre, qui ne défendent que des habitudes, parfois même un simple vocabulaire dont les termes sont si bien polis, rognés par l'usage, qu'ils justifient tout sans jamais rien remettre en question ? C'est une des plus incompréhensibles disgrâces de l'homme, qu'il doive confier ce qu'il a de plus précieux à quelque chose d'aussi plastique, hélas, que le mot. Il faudrait beaucoup de courage pour vérifier chaque fois l'instrument, l'adapter à sa propre serrure. On aime mieux prendre le premier qui tombe sous la main, forcer un peu, et même si le pêne joue, on n'en demande pas plus. »

     Quand il en vient finalement un, il pousse un peu sur le côté ce que l’on avait en tête, et là peine à ramener tout cela à soi tant les mots restent, s’inscrivent, se copient, se répètent. Ils sont faits pour ça. A trop y penser on finira par ne rien dire. Mais ce qu’il leur reste, à ces misérables, au-delà des énigmatiques 25 %, c’est cette plasticité qui les tient droit devant nous et leur permet presque d’échapper au temps. C’est avec elle qu’ils passent de bouche en bouche, se portent les uns les autres, s’emboitent, se rapprochent, se frôlent, s’emmêlent, se correspondent, s’effilochent pour donner naissance à des formes qui nous tiennent en regard. Miroirs de nos pensées ils nous parlent un langage entendu. Et d’ailleurs qu’a-t-on vraiment en tête avant de les avoir prononcés ? Leur plasticité nous permet d’exister et nous façonne en retour. Il faut chercher à comprendre aussi la manière dont ils nous façonnent, le pouvoir qu’ils ont sur nous sur nos sociétés.
     Ce qu’il faut craindre ce n’est pas un nouveau mode d’expression c’est l’appauvrissement de son usage, craindre la répétition, l’imitation à outrance, ce qu’il faut craindre c’est que le langage quel qu’il soit devienne un divertissement, qu’il n’y ai plus de jeu, c’est la paresse qui nous fait préférer les explications les plus simples et les plus triviales là où les êtres et les choses importantes pour nous ont une complexité et une finesse qui demandent le temps et la patience, là où la vie nous demande d’aller chercher un langage à son image : sans cesse renouvelé. Ce qu’il faut craindre c’est que le goût pour cette finesse, pour la beauté des formes et des situations, disparaisse sous la pression de la culture de l’efficacité, que le langage soit subi et que rien ne s’y invente. Ce qu’il faut craindre ce n’est pas seulement la pauvreté du nouveau langage ou la disparition de l’ancien, c’est aussi que de l’un ou l’autre l’on puisse se contenter.