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     Sauf pour les meilleurs observateurs, la valeur de l’exercice est difficile à comprendre sans pratique et son apprentissage demande une bonne dose de patience, d’abnégation, voire de masochisme. Je dirais qu’il vaut mieux commencer jeune et être assez docile, ou bien avoir une certaine force d’esprit. Je n’ai jamais été rebelle et j’ai pourtant été jeune un peu plus longtemps que la moyenne mais je trouve encore qu’il me manque dans l’exercice la patience et la constance alors ne vous étonnez pas si vous lisez entre les lignes quelques excuses à mon manque de rigueur ou s’il y a dans ces mots une exigence sur moi-même au-delà de mes forces. On dit parfois que tout s’apprend jeune, ce qu'il manque avec l’âge, c’est la docilité ainsi que le temps que l’on a pour s’exercer. Mais il faut bien se garder un peu de place aussi quelque part pour progresser sinon on finit forcement par s’ennuyer.
     Quand je pense à l’exercice il me vient à l’esprit beaucoup d’admiration, les images d’une danseuse étirée sur ses pointes répétant tous les jours les mêmes gestes pour imposer à son corps encore plus de rigueur de grâce et de souplesse. Je vois aussi l’enfant apprenant une poésie, s’exerçant au calcul parvenant avec le temps à réaliser des opérations de plus en plus complexes. Je pense à l’apprentissage du pianiste qui répète ses gammes assez fréquemment et verra ses doigts lentement se délier. Pour peu que le résultat plaise on goûte alors avec une joie profonde à l’effet de ces tout petits mouvements répétés méthodiques et simples, on comprend physiquement la plasticité de notre corps et de notre cerveau : ce qui nous semblait insurmontable ou impossible au premier abord peut être déplacé par une éducation lente et laborieuse. C’est tout l’artifice du travail artistique que de cacher ce qu’il a d’ingrat, de faire disparaitre les heures dans quelques secondes éclatantes et raffinées.  De la facilité et de la virtuosité avec laquelle le pianiste pourra grâce à sa gymnastique quotidienne accomplir certains arpèges ou certaines fioritures on finira même par dire qu’elles lui sont naturelles.
     C’est la pauvreté ou plutôt l’inertie de notre corps, sa dégénérescence qui lui sont pourtant naturelles. C’est tout cela qui rend l’exercice nécessaire mais c’est notre volonté, notre esprit, et notre vision qui le rendent possible. L’exercice nous permet de nous transformer, de nous augmenter chaque jour un peu plus, il nous aide à modifier notre propre corps pour assouplir nos articulations, affermir nos muscles, changer la structure que forment nos interconnexions neuronales et une partie de la chimie qui l’accompagne. Il n’est pas seulement la domination de l’esprit sur le corps : bientôt ce que l’on a acquis et qui devient naturel donne à l’esprit quelques formes en retour. L’effet de l’exercice s’établit lui aussi dans une révolution silencieuse et nous laisse une marque qui sait se faire oublier, une trace qui semble s’effacer au fur et à mesure qu’elle devient prégnante, comme pour se rendre plus utile : une fois maitrisées les tables de multiplication, je peux passer à la compréhension plus fine de l’arithmétique, en faisant mes gammes au piano je peux mieux me concentrer sur l’interprétation de ce que je joue, percevoir la structure musicale, décliner tout un langage de nuances et de finesses. 
     Tout cela peut être assez troublant et parfois il est même un point où l’arrogance est difficile à éviter. L’homme augmenté dont on parle souvent aujourd’hui n’est pas le résultat d’un exercice, mais le prix auquel nous payons ces augmentations et la puissance qu’elles nous donnent en retour n’est pas sans en rappeler les effets. Schumann est un compositeur que j’aime beaucoup, pas toujours facile à jouer, il a pourtant écrit un très beau recueil de pièces pour enfants que j’ai plaisir à travailler de temps en temps. Il était aussi un pianiste virtuose et alors qu’il voulait gagner en dextérité et en souplesse par un procéder qui immobilisait le quatrième doigt de sa main droite il obtint sa paralysie complète et sombra dans une grave dépression. La tendinite du musicien est, il me semble, une variante de la maladie de Schumann dont il m’est arrivé de souffrir. L’exercice nous fait avancer dans la mesure de sa difficulté ou de l’effort qu’il nous demande. Il doit s'accompagner d'un certain courage et il peut être un travail ingrat mais il est un point au-delà duquel il nous tend ou nous brise : devant une marche trop grande que nous nous donnons à franchir nous nous blessons.
     J’ai connu des musiciens qui déplaçaient leurs doigts avec une perfection mécanique redoutable mais qui ne me procuraient aucune émotion. Je sais bien que je suis parfois juste jaloux de ce feu d’artifice qu’ils savent déclencher, que leur patience et leur talent m’a toujours manqué mais je crois aussi que la progression que procure l’exercice a quelque chose de tellement grisant qu’elle peut nous détourner de ce que ces forces nouvelles pourraient nous permettre d’exprimer de beau, de touchant. Le chemin répétitif de l’exercice a quelque chose de tellement hypnotisant et puissant qu’il peut nous absorber complètement pour se substituer à ce pourquoi il a été entrepris. Il peut nous détourner de ce que nous sommes vraiment, se rendre suffisant et épuiser le sens.  
     Enfin de compte si l’absence d’exercice nous enferme dans nos malformations, si elle laisse notre corps et notre esprit à l’abandon, il est tout aussi vrai que l’excès d’exercice nous enferme dans ses schémas, qu’il est un oubli de soi aussi nécessaire que dangereux. L’exercice lent et patient a des allures de miracles lorsqu’il nous aide à grandir, mais il nous transforme aussi insidieusement et nous comble de ses formes sans que nous nous en rendions compte. Il est un travail, une manière de s’écarter un instant du but pour mieux s’y élancer, il est une construction de notre être, quelques pas de côté pour parvenir à sauter plus loin. Sous sa forme la plus ascétique il nous détourne de la joie qu’il y a à vivre, et pourtant peut-on apprendre et grandir mieux que dans le plaisir et dans le jeu ? On prépare une grande course en montagne pendant plusieurs jours, un concours pendant plusieurs mois ou même pendant plusieurs années, on s’exerce presqu’une vie pour devenir une meilleure personne dans l’espoir de plaire à sa famille à ses amis, à un être aimé qui serait à la hauteur de nos exigences, pour se plaire à soi-même. Les progrès que l’on fait alors ont une valeur pour nous, parce qu’ils nous permettent de nous élever mais à mesure que l’on demande un peu plus à notre corps ou notre être et que l’on prend goût à cette forme d’élévation on peut finir par oublier de sauter, on peut finir par aimer cette marche au pas là où il faudrait danser et s’amuser.
     L’exercice est malgré tout indispensable car ce qui fait notre vie est en partie exercice, conscient ou pas. A prendre la mesure de sa force et de sa place, on peut choisir de le transformer un peu, de faire de lui un jeu, une exploration. Il y a des exercices qui s’oublient et que l’on pourra affirmer, raffiner, améliorer alors que d’autres, plus figés et écrits, pourront être enrichis d’une petite touche plus vivante : on ira par exemple se délier les doigts au piano en déchiffrant au hasard quelques morceaux faciles ou en inventant à chaque fois un nouvel exercice, en changeant la tonalité dans lequel l’exercice est fait ou en le déclinant progressivement le long de quelques variations. Certaines études comme celles de Chopin, Liszt ou Ligeti sont même jouées en concert, elles sont belles ou troublante. Elles travaillent le corps mais aussi parfois l’âme. Il est des exercices qui se donnent plus de mouvement, qui sont plus complets qui sont presque à la fois un plaisir libre et un travail précis. Je ne pense pas qu’il existe sur ce point un idéal et l’on perdrait la force de la répétition en abandonnant toute régularité mais en remontant le sens pris par un geste quelconque pour se faire régulier et devenir exercice, il est possible de donner une chance à tout exercice de se déformer, s’embellir, s’ouvrir, s’élargir.  Sa libération est possible presque jusqu’à un oubli de la mécanique et des mérites de l’efficacité. Faire de lui un rituel.
     L’équilibre dans l’exercice est un art subtil entre la répétition méthodique et l’exploration libre. Le photographe ou le peintre cherchera sur le même sujet à changer l’éclairage ou l’angle de vue comme s’il s’agissait, pour s’explorer soi-même, d’épuiser le réel petit bout par petit bout. Il y a des exercices qui sont dit spirituels, je ne vais pas les énumérer ici, c’est un sujet à part entière que je garde pour plus tard, sans doute faut-il simplement lire ou relire Pierre Hadot. Il y a souvent une méthode ou des outils dans l’approfondissement de ce qui nous échappe, dans ces excursions au-delà de nous-même, ils sont comme une petite technique et à son image ils participent au vivant en nous offrant toujours des possibilités et des risques nouveaux. Ils ne peuvent pas vraiment répondre à notre place à ces questions existentielles auxquelles la manière dont nous composons notre vie est notre seule réponse. Il y a un exercice plus que tous les autres qui devrait être l’art d’une humble répétition et son plus complet détournement : c’est celui qui se joue dans chaque vie pour le compte de l’humanité.