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     Aujourd’hui je commence, c’est un premier texte. Rien n’est encore écrit, et même si l’idée m’est venue hier en marchant, je sais bien qu’en en cherchant l’origine, je me perdrais à tirer par brides quelques fils de ma vie sans vraiment les démêler, et qu’il y aurait là une longue et ennuyeuse histoire. Au bout du compte, j’aurais à me plaindre de ne pas avoir parlé de commencement. Ce qui me presse à commencer c’est un besoin d’écriture, écrire pour penser et inscrire cette pratique aujourd’hui exutoire dans une démarche plus durable, un exercice presque régulier. Lire sera toujours pour moi un plaisir enrichissant, mais même si à dire ou écrire on prend le risque de paraître prétentieux, j'y trouve une posture difficile qui m'a toujours apporté et qui m’attire, et qui mérite en tout cas d’être explorée avant d’être jugée. Je repense à mes premières lectures philosophiques et au commencement qu’elles ont été, je ne le disais pas, je ne le savais même pas. Je crois que c’est ce qui se passe la plupart du temps, on déclare avoir commencé après coup parce que l’on n’a pas vu les choses venir ou parce qu’on n’a pas voulu prendre le risque de les dire.
     Je sais la valeur de ces commencements trop pressés de dire ou de faire, vivants au point de ne pas avoir le temps de se nommer et j’ai peur de ne pas avoir leur naturel mais je parle avant de faire et j’aimerais y voir une forme de courage. Ce que l’on en dit après coup c’est un autre genre d’histoire, pas moins riche de détails, mais nourri par cette capacité que l’on a de trouver des débuts et des fins en creusant dans notre mémoire autant que dans notre imagination. Je connais des chercheurs de commencement qui examinent à la loupe ou même au microscope ces bifurcations lorsqu’elles ont été effectivement importantes dans leur vie ou dans celle de leur peuple. Évoquer avec douceur le début d’une histoire d’amour, revivre l’origine d’une blessure profonde, expliquer un tournant pour notre pays ou notre planète, certains donnent leurs années pour décortiquer des commencements, pour y trouver des secrets bien gardés, défaire et refaire des nœuds, pour se donner des forces nouvelles ou simplement pour les contempler. Aller s’allonger sur un divan ou dans une herbe bien verte pour explorer nos commencements.
     Là où la fraicheur et l’espérance du commencement aiment à être entendues et répétées, elles finissent parfois par se ternir en devenant recommencement dans une simple suite d’imitations ou de savantes exégèses qui, à force de règles et de signes, finissent par nous faire croire en la préexistence du verbe et de tout ce qu’il nous a permis de dire. Le commencement prend appui évidement, mais c’est un appui profond qui n’est pas un simple rebond. Il a dû se tendre lentement et patiemment, il a grandi de quelques échecs et de découvertes dont il voudrait se faire l’écho, mais avant de vraiment devenir lui-même, et pour éviter de n’être qu’un sursaut, il a cherché à se fondre dans un désir sincère, un de ceux capable seul d’apparaitre sans qu’on le lui demande, aussi nécessaire et libre qu’une profonde respiration. Il est cet instant singulier où je décrète une voie nouvelle, et plus il accordera ces élans de certitudes épars, mes rêves ou de simples pensées, plus le chemin qui me sera offert sera intense et beau.
     Il faut s’approcher un peu plus de lui, car il y a dans le premier pas du commencement un oubli de ce qui le détermine, un abandon à ce qui nous fait être, une présence. Cela n’est pas encore un geste nouveau mais au moins une manière de s’y plonger. Le commencement est création de l’esprit, c’est une déclaration performative, un mot que l’on lance pour s’arrimer au présent. Ce commencement est une profession de foi dans la singularité de mon rapport au monde, c’est une décision libre d’arrêter le temps pour faire de moi furtivement le centre d’une histoire qui s’écrit. Je le déclare « regardez-moi, je commence ! » alors bien sûre vous ne pouvez pas ne pas voire tout ce qu’il porte de narcissique, du désir de reconnaissance, de l’envie de construire et de regarder avec satisfaction mon propre édifice. Faut-il s’excuser de tout çà trop longtemps sans jamais commencer ?
     Par ces mots, je cherche à m'imposer une volonté, pour rassembler dans des actes un besoin mal maitrisé que j’ai de penser, et le rêve impatient d’une toile que je voudrais déjà voir tissée. Mon commencement n’est pas de ceux qui s’ignorent ou qui se cachent, ce que je veux contient le risque et la possibilité d’un échec, il est un respect profond et humble devant tout ce qu’il m’est donné de vivre. Il y a là devant moi ce que je veux et qui n’arrivera pas, ce qui arrive et qui n’était pas prévu ou même pensé, mais surtout il y a un respect envers ce dont il faut se saisir et que l’on oublie parfois de commencer. Lui est ma déclaration d’indépendance, mais j’aimerais qu’il soit aussi une envie de rencontre, une rencontre avec ceux qui voudront bien me lire et échanger bien sûre, mais aussi une rencontre entre ma vie intérieure et une infime partie dans l’immensité de tout ce qui encore n’est pas dit. Une rencontre entre mon présent et ce futur qui s’écrit. J’aimerais que chaque mot nouveau soit un lien que je tisse à partir de la richesse inépuisable des détails de cette vie qui nous aspire.
     Pour que cette rencontre ait lieu je m’annonce à moi-même la singularité de l’instant et c’est d’abord la déclaration d’un vide excitant et effrayant, c’est de cette plaine dont parle si bien le poète Guillevic dans le poème éponyme, en voici les deux premières strophes :


A cette plaine devant toi.
Que diras-tu
Qu'elle ne sache déjà
Pour te l'avoir entendu répéter ?

Et pourtant tu sens, tu sais
Qu'il y a quelque chose de neuf 
A lui arracher 
Et tu cherches.

     Dans cette plaine, avant même que le poète ne parle, il y a un silence tellement commun et presque trivial de ce qui n’est pas écrit et dans lequel j’installe trop fièrement quelques mots. Ils ne sont encore rien pour vous mais qui sont pour moi presque l’aube. Car ce commencement est un possible futur à mes yeux et pour y croire j’oublie un instant que presque tous les commencements ne sont rien ou pas grand-chose. Je voudrais qu’il soit jaillissement. Et le courage ou la naiveté que je me trouve maintenant, célébré par ces quelques mots, est une mise en mouvement, un saut dans un une eau fraiche et vivifiante que je me donne à moi-même. Mon commencement est un engagement et à mesure que je m’approche de lui pour mieux le regarder, lorsque je le caresse doucement et que je l’entoure de mon affection, de mes mots, que je le chante même un peu intérieurement, alors il se crée un lien entre lui vous et moi qui est comme une petite morale. Il devient ma promesse.