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     L’observation des phénomènes météorologiques est une activité dont je ne me lasse pas mais pour laquelle il m'est difficile de trouver des mots convaincants. C'est qu'il faudrait peser chacun d’eux pendant des heures pour approcher les dégradés changeants de bleus, de rouges, ou de roses, qu’apportent le matin ou le soir. La peinture, la photographie ou le cinéma regorgent de ces lumières envoutantes et peuvent raviver un après-midi pluvieux d’hiver, mais les choses les plus simples ne sont pas les moins belles, alors comme beaucoup je m’arrête pour lever la tête à l’improviste ou je ferme les yeux pour retrouver quelques souvenirs de nuages. Certains épousent en ondulant la courbes de sommets pour s’en faire un écho discret, d’autres parsèment la plaine avec une régularité troublante portant sur le sol de petites ombres légères qui passent en régiments. Et puis il y a ces nuages d’orage qui aspirent l’air et le condensent dans de grandes enclumes, ils sont tous différents souvent plus hauts que longs et développent leur énergie au-delà de ce que notre regard peut contenir. Nous délaissons parfois la créativité foisonnante qui s’exprime dans nos ciels mais cette œuvre éphémère de la nature parle aussi beaucoup pour ne rien dire et nous sommes utiles à sa distillation.
     Au début des années soixante le mathématicien météorologue Edward Norton Lorenz proposa un petit système ingénieux de trois équations mathématiques qui visait à illustrer très simplement le type de dynamique qui gouverne un bon nombre de phénomènes météorologiques. La trajectoire donnée par ces équations ressemble aux ailes d’un papillon et la manière qu’aurait une particule d’y évoluer est celle d’un ivrogne passant d’un trottoir à l’autre sans raison apparente. Elle pourra rester bloquée quelques tours sur une des ailes et repartir soudainement sur l’autre par la simple cause d’un infime et imperceptible changement dans son parcours régulier. En observant un peu la nature et l’homme on trouvera ici et là de ces petites déformations du temps qui sont comme des hypersensibilités locales du déroulement des choses. Dans ces aires singulières nos trajectoires réagissent d’une manière brusque et ample à de petites modifications de leurs habitudes. Les mathématiciens utilisent tout un tas de termes pour nommer ces phénomènes : dynamique non linéaire, chaos, bifurcation. Le premier à s’intéresser au chaos de près n’était pas Lorenz mais Poincaré à la fin du XIXeme siécle, étudiant les mouvements à trois corps. En 1910 il exprime une partie importante du lien entre chaos et hasard dans son livre Calcul des Probabilités :


« Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il n'en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. »

     Il y a des mécaniques qui sont pratiquement imprédictibles et nous amènent plus qu’ailleurs à parler de contingence. Le monde de Spinoza dans lequel « rien n’est donné de contingent » est sur ce point trop abstrait ou trop lisse. Il semble ne pas pouvoir adhérer complètement à la réalité dont nous faisons l’expérience et dans laquelle certains phénomènes en repliant le temps sur lui-même presque à l’infini tendent à une contingence parfaite. C’est cela qui fait la difficulté que l’on a à calculer la position future d'une particule du système de Lorenz sans connaître aujourd’hui d’elle plus qu’il n’est vraiment possible de savoir. Ces remous sont la source d’une imprédictibilité, les conséquences s’y détachent presque des causes. Le passage de la particule d’une aile à l’autre, ou la trajectoire de l’ivrogne, évoluent comme s’ils étaient joués aux dés régulièrement. La perfection n’est pas de ce monde et en cherchant un peu il se trouve toujours un fil nous reliant à ce qu’il y avait avant le chaos mais les histoires que nous y brodons après coup tiennent plus à notre besoin de sens qu’à notre attachement aux faits.
     Tout ce qui nous échappe n’a pas nécessairement une profondeur énigmatique mais ce petit système simple proposé par Lorenz parle d’un lieu où se rapprochent les débuts et les fins presque jusqu’à s’enlacer. Rien n’existe qui soit absolument un début ou une fin mais il arrive que le chaos éloigne très rapidement de nous des évènements que nous venons pourtant de vivre et qui sont toujours fraichement inscrits dans le creux de nos yeux. En même temps qu’il aménage un espace ouvert à la nouveauté il nous donne le sentiment de ne plus pouvoir faire marche arrière. Lorenz nous convoque aussi à plusieurs expériences de pensée autour du temps. Le temps de demain que l’on ne peut connaître pour l’instant, mais aussi le temps qu’il fait et qui peut provoquer l’émerveillement, le temps qu’il faisait, oublié peu à peu, ou celui qui restera, marquant par sa beauté.
     Je ne sais pas si la forme de la trajectoire a inspiré Lorenz mais environ une dizaine d’années plus tard celui-ci publiait dans une conférence au brésil : « Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». On retrouve cette histoire de papillon dans certains films et romans mais bien souvent à travers un malentendu assez romantique qui retourne le propos de Lorenz en faisant du battement d’aile la cause singulière de la tornade ou de la catastrophe. Ce que dit Lorenz me semble plus riche : la tornade n’est pas le seul fait d’un évènement passé singulier mais elle est connectée à un ensemble tellement vaste de phénomènes qu’il pourrait bien inclure le battement d’aile d’un papillon à plusieurs milliers de km de là. Ce dont parle Lorenz c’est de l’impossibilité de retracer tout ce qui a été nécessaire à l’existence de cette tornade autant que d’une impossibilité à prévoir son arrivée. Ce dont parle Lorenz c’est de la complexité du monde qui nous entoure, du foisonnement indescriptible d’une partie de ce qui nous détermine. Si vous regardez maintenant le fil des causes qui vous ont amené à me lire il n’y en aura jamais une seule absolument et il vous faudra émietter le fil du temps en petites branches de plus en plus fines. Cette diffusion des directions vers lesquelles s’étendent nos racines est troublante, la manière qu’elle a de nous connecter à l’ensemble de l’univers est forte mais pas complètement satisfaisante.
     En 1944 Erwin Schrödinger, publie un essai de vulgarisation scientifique « what is life » précurseur de tout pan de la biologie moléculaire moderne, et dans lequel il évoque la stabilité des formes vivantes, comme la physionomie dans la lignée des Habsbourg sur plusieurs dynasties, ou encore la forme du moustique ou de tant d’autres espèces qui perdure depuis des centaines de millions d’années. Dans cet ordre mécanique les causes s’articulent et se répètent simplement comme les rouages d’une horloge ou à la manière du mouvement des planètes, écartant de leur chemin toute influence extérieure. Le vivant procède en partie de ce type d’ordre par lequel des formes émergent et perdurent au-delà des temps géologiques. Dans notre recherche généalogique cet ordre nous rattache aux premiers hommes, aux premières civilisations, aux premières cellules. Si l’on peut dater exactement ces évènements c’est plus souvent par convention et ces naissances s’inscrivent dans une certaine durée, mais à l’échelle de l’histoire de notre planète elles sont comme des explosions de sens et de causalité, un évènement, une personne, une structure, même s’il n’est pas tout à fait seul en impact un grand nombre. Le big bang est à la fois une belle illustration de cette convergence à rebours et peut-être une exception à la règle de la multiplicité des causes, car il est une vraie thèse créationniste pour certains : début émergeant de nulle part. Peut-être est-il juste un moment d’extrême concentration de l’univers chaos qui pour ce que l’on peut en voir nous apparaît comme originel.
     Ce que montre la compréhension populaire de l’histoire de Lorenz c’est notre angoisse face à la complexité, notre besoin d’explications simples et de singularité qui s’exprime parfois dans ce petit plaisir que nous prenons à tirer un fil nous traversant pour l’appeler destinée. Mais la vision populaire porte aussi l’envie légitime de dire, le besoin de raconter et d’écrire qui se doit de commencer par quelque chose et qui s’accommode de la polysingularité par le symbole. Le papillon est comme le colibri, il acte notre appartenance à une cause commune, il est un produit de l’intelligence humaine, une figure mythique de la force d'entraînement que peut avoir l’action d’une seule personne pour le groupe. Il reste un monde qui nous échappe, un mystère différent pour chacun mais une source intarissable de beaux paysages et de grandes œuvres qui sont source de réjouissance pour tous.