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En leur temps, les tests de Binet avaient pour but de détecter les élèves en difficulté comme on détecte aujourd’hui nos PAP, pour leur donner une assistance supplémentaire afin qu’ils ne soient pas complètement rejetés ou marginalisés. Piaget est sans doute un des meilleurs héritiers de Binet, penseur de la complexité du vivant et fin observateur de la genèse de l’intelligence chez l’enfant. Il remarque que la puissance de ces tests, introduits au début du siècle dernier, repose sur une idée forte et juste mais que le temps semble avoir un peu raboté :


« Au premier abord, ils sont surprenants. Mais il y a là un mélange d’éléments de toutes sortes qui paraissent hétérogènes et dont on ne voit pas exactement le rapport avec cette intelligence. Je pense au contraire, que c’est une idée profonde de Binet d’avoir emprunté les éléments de ses tests d’intelligence à tous les domaines de mécanismes cognitifs. Cela implique un principe qui reste implicite et que Binet n’a pas développé avec vigueur, mais qui est tout à fait net dans sa pensée. C’est l’idée que l’intelligence n’est pas un casier particulier, une faculté particulière, mais qu’elle constitue en fait l’organisation d’un ensemble de toutes les fonctions cognitives ».

   Ces tests héritent d’une ambivalence qui colle à toute l’histoire du chiffre dans les sciences naturelles et sociales, et dont Binet avait bien conscience. Si la standardisation et la mesure érigent un repère efficace au milieu de l’intelligence de tous, elles le font au détriment de celle de chacun. Le vécu et la vision singulière des uns et des autres, que l’on ne comprend vraiment qu’en y consacrant du temps, sont invisibilisés par le chiffre. C’est la même économie de patience et de curiosité dans notre lien à l’autre qui alimente la force froide des techniques de lean management et de leurs indicateurs simplifiés (les KPI) qui ont tant de succès aujourd’hui. « La gouvernance par les nombres » que critique le juriste philosophe Alain Supiot nous entraine dans un asservissement collectif dans lequel quelques règles suffisent à nous éloigner les uns des autres. Pour autant, ces chiffres nous permettent d’avoir une vision d’ensemble et celle-ci est utile, pour mieux cerner un territoire, une population, pour comprendre les dynamiques en jeux, pour lutter contre les inégalités, pour calculer et suivre nos émissions de gaz à effet de serre et guider le collectif vers la neutralité carbone, … Il me semble clair que la création de l’INSEE à la sortie de la seconde guerre mondiale a contribué à renforcer la démocratie d’un pays en transformation perpétuelle. Reconnaitre les qualités de ces évaluations est aussi important que d’en comprendre les écueils.
     C’est l’efficacité de cette évaluation simplifiée proposée par Binet, combinant sur le même axe la mesure de différentes formes d’intelligence, qui s’est exportée aux États-Unis. Plus son champ d’action a grandi, plus la réduction opérée est devenue à la fois une force et un problème. Car le crédit donné à ces tests par leur efficacité a laissé peu de place à la finesse de représentations alternatives. Les Français de l’époque étaient heureusement de piètres généticiens, mais les tests de Binets exportés sont devenus aux États Unis un des instruments d’une politique eugénique : interdictions de mariage, stérilisation, idéologie raciste, et parfois même euthanasie. Les idées eugénistes nous semblent loin aujourd’hui, elles ont pris forme à la fin du XIXème siècle et ont connu un sommet dans les atrocités de la seconde guerre mondiale. Mais peut-on mettre fin à des idées ? En tout cas le procès de Nuremberg ne l’a pas fait. Dans les années 60, William Bradford Shockley, connu pour son prix Nobel de physique en 1956, ses recherches déterminantes sur les semi-conducteurs, et son rôle fondateur dans le développement de la Silicon Valley, proposait de payer les individus de QI faible, parmi lesquels selon lui figuraient les noirs, afin de les inciter à se faire stériliser. On parle parfois de lui également pour un rapport qu’il a écrit à la fin de la guerre et qui donnait au gouvernement Américain des raisons quantitatives d’envisager les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki : la minimisation du nombre de morts espéré.
     L’usage de ces tests a depuis connu un certain retournement qui n’est pas anodin. Initialement conçus pour détecter une déficience, ils sont devenus un véritable instrument de sélection par le haut. Un cas emblématique est l’utilisation qui en est faite depuis pas mal d’années aux Etats Unis pour l’entrée dans les universités. En France, les tests post-bac d’entrée en école de commerce sont en train de grandir dans cette direction, même s’ils sont complétés par des entretiens et le dossier du lycée. On peut penser à tous ces indicateurs autours desquels une partie de notre monde s’organise, qu’ils soient financiers (comme le PiB) ou non (comme les classements de Shangai des universités). Ils ne sont pas dénués d’intérêt et montrent des choses importantes, mais il y a un projet naïf à vouloir évaluer ce qui nous dépasse par des objets trop simples, et l’asservissement d’une société à une règle de sélection aussi uniforme qu’imparfaite est une manière d’éviter de penser pour construire un projet de long terme. Il n’y a pas long de la paresse intellectuelle à la dictature, lorsqu’un mot, un chiffre, ou un homme, seul, tend à justifier quelques décisions structurantes et à court-circuiter une palette de sens riche et variée.
     Les idées eugéniques de Shockley font à nouveau surface aujourd’hui avec cette sélection par le haut à laquelle le QI a été converti. Dans son livre « la guerre des intelligences », Alexandre Laurent suggère que l’on pourrait augmenter presque indéfiniment le QI (qu’il assimile à l’intelligence et au pouvoir qui va avec) par une opération répétée de sélections génétiques et de développements in vitro. Nous savons pourtant que les gènes et l’information qu’ils transportent sont la mémoire d’une expérience immense qu’il n’est pas possible d’ignorer trop simplement. La croissance du cerveau de l’homo sapiens il y a quelques millions d’année ne s’est pas faite sans quelques difficultés, il a par exemple fallu que le temps de gestation diminue. Avec le temps, et pas à pas, nous comprenons utilement certains des rouages génétiques de notre propre intelligence, mais une forme d’humilité envers l’équilibre délicat trouvé par la nature reste nécessaire. Nous avons mis au point aujourd’hui des techniques permettant d’augmenter le nombre de variantes auxquelles la nature donne naissance chaque jour mais pas le temps qu’elle prend pour les digérer et en évaluer complètement la pertinence. En tout cas, la simple sélection de gènes corrélés à quelques aptitudes utiles est une démarche simpliste tant qu’elle n’est pas monstrueuse.

     Si quelques personnages charismatiques peu enclins à la discussion plaisent par leur arrogance, c’est que nous sommes programmés pour préférer la certitude aux détails sordides qui accompagnent le doute. La littérature de psychologie expérimentale le démontre depuis assez longtemps. Il est inévitable que dans un espace médiatique où le temps est compté une certaine efficacité soit nécessaire mais ce qui pose problème, c’est que la posture scientifique soit assimilée à cette capacité à donner quelques chiffres avec beaucoup d’assurance. C’est la posture attendue d’un scientifique dans les médias, on a pu le constater pendant la période du COVID, mais on le voit aussi sur un grand nombre d’autres sujets, comme sur le climat.
   La force de la méthode scientifique réside dans une forme aigue d’exigence individuelle et collective soutenue par un langage et un système expérimental d’une précision chirurgicale. La quantification y tient une place déterminante. Pourtant, si elle a montré son efficacité dans beaucoup de domaines de la connaissance, il faut reconnaitre qu’il en est pour lesquels ce principe premier d’exigence exacerbée est une contrainte trop forte. Pour isoler efficacement son objet, la science procède parfois par réduction, mais le plus souvent elle privilégie simplement des sujets qui peuvent s’isoler. Cela lui donne une force presque mécanique, permettant d’aller plus loin ou plus vite, et d’intégrer éventuellement des détails complexes qui échapperaient à l’intelligence d’un seul homme. La lumière ainsi portée est grande et nécessaire mais les diverses positions de Shockley nous rappellent que la vision portée par une seule science ou une seule personne est parfois atrophiée par l’importance que celle-ci porte à l’objet de son étude, elles montrent une limite de la quantification comme critère ultime de qualité dans d’analyse du réel.
   Le rapport de Shockley sur l’invasion du Japon relevait-t-il d’une démarche scientifique ? Peut-on dire que la décision à laquelle il a mené, l’utilisation de la bombe atomique, était une bonne décision ? Je ne prétends pas répondre à ces questions, elles ne sont pas si simples. L’autorité de l’argument scientifique y est associée à une démarche qui se veut percutante et actionnable, ce qui peut être utile en temps de guerre, mais la portée des enjeux ne devrait-elle pas nous faire préférer la richesse collective d’une vision pluridisciplinaire ? Il ne peut pas être question de renoncer à la force de l’objectivation permise par une discipline mais celle-ci doit être enrichie par une diversité de points de vue, comme nous le faisons aujourd’hui dans les comités d’éthique qui émergent depuis quelques temps déjà sur des questions essentielles. Le comité consultatif national d’éthique qui s’est d’ailleurs penché à de nombreuses reprises sur les questions de modification du génome, il s’est aussi doté récemment d’une cellule pour investiguer les questions liées au numérique et à l’intelligence artificielle en France. Mais ce sont aussi les échelles Européennes ou mondiales qui doivent être poussées sur ces questions, et les communautés scientifiques, le plus souvent internationales, ont beaucoup à apporter.
   Ce qui fonde la science n’est pourtant pas un système de pensée tourné vers l’action, mais plutôt l’idéal d’objectivité qui se renforce par toutes les manières que les scientifiques ont d’échanger. Au fil des siècles, ce sont ces pratiques, par l’écrit ou à l’oral, ces écoles de pensée, qui ont donné à l’objectivité une dimension sociale et politique évoquée par Bachelard :


« D'ailleurs c'est peut-être dans l'activité scientifique qu'on voit le plus clairement le double sens de l'idéal d'objectivité, la valeur à la fois réelle et sociale de l'objectivation. Comme le dit M. Lalande, la science ne vise pas seulement à « l'assimilation des choses entre elles, mais aussi et avant tout à l'assimilation des esprits entre eux » »
Bachelard, le nouvel esprit scientifique

   Dans cette perspective, le doute qui forge la science n’est pas seulement à l’origine d’une de logique abstraite génératrice de vérités, mais au moins tout autant de pratiques individuelles et collectives de remise en question permettant parfois d’annoncer « ceci est vrai ». Cette culture collective de la critique est parfois mal comprise du grand public qui voit dans la science un haut lieu de la certitude sans comprendre ce qui la rend possible. Bien sûre, les scientifiques ont besoin de s’appuyer sur quelques certitudes et sacralisent tour à tour un mode d’action ou une pensée, c’est notamment ce que Thomas Kuhn appelle des paradigmes : « les découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions. ». Mais même dans ce cadre restreint, ce sont bien les controverses qu’elle anime qui permettent à la communauté de produire un socle de connaissances solides.
   Dans sa dimension sociale, l’idéal d’objectivité n’est pas toujours facile à décrire par quelques règles et peut prendre des formes assez variées. Le sociologue Bruno Latour qui nous a quitté récemment a passé une bonne partie de sa vie à explorer les modes d’existence de ces différentes formes d’intelligence collective, pas seulement chez les scientifiques d’ailleurs. Il avait cet objectif louable non pas de relativiser le savoir de chacun, ce dont Bruno Latour se défendait, mais d’en faire comprendre la richesse et les rouages, d’en défendre les fondements par une description scrupuleuse de l’ensemble des pratiques, suivant le fil de chacune d’entre elles à la manière d’un ethnologue. Le maître Terrence Tao est un des animateurs du projet polymath qui tente depuis assez longtemps déjà de définir des règles efficaces à la résolution collective de problèmes mathématiques. Certaines de ces règles visent à maîtriser la crainte et le ressentiment que génèrent nos égos, ainsi que la manière qu’ils ont d’effacer l’intelligence de la majorité pour l’asservir à celle de quelques-uns. Chaque avancée doit être assez lente pour générer une émulation de l’ensemble en évitant la réussite d’un seul et le décrochage des autres. Ces petits pas sont source de percolations, dans lesquelles chacun, libéré d’une forme d’asservissement mutuel, contribue au mouvement. Les plus brillants du groupe doivent alors trouver une motivation à ne pas montrer l’intégralité de leur talent et embarquer le groupe au lieu de le distancer. Je n’ai pas l’expérience pour mesurer l’efficacité pratique de ces règles, mais j’aime l’idée que l’on remette en question les manières d’organiser le collectif, que l’on expérimente et que l’on discute. Surtout, je trouve intéressant de questionner l’ambivalence de nos égos dans l’intelligence collective : un moteur dans l’affirmation et l’émergence d’idées nouvelles ou un frein à la circulation des idées.

   Ce que la communauté renforce et qui renforce la pensée scientifique, plus encore que le chiffre et l’objectivité qu’il permet, c’est une culture de l’exigence, individuelle et collective. Cette exigence et notre capacité à la faire vivre sont au cœur de ce qui fait l’intelligence, elle nous pousse à plus d’efforts, pour clarifier ce qui échappe à notre compréhension, nos propres raisonnements et ceux de nos pairs. L’exigence engage à confronter l’idéal à la réalité, à penser encore et toujours l’impensé, mais aussi à comprendre et intégrer ce qui a déjà été dit ou expérimenté. Elle s’impose et s’oppose à l’éclat du « talent » sur lequel fantasment parfois mes enfants qui voient dans la réussite sans effort la marque d’un don sans que cela ne puisse impliquer une responsabilité.
   Cette forme d’exigence est une affirmation de l’individu, mais elle doit se détourner de la violence de l’égo par laquelle nous soumettons notre prochain, et de la fermeture au monde qui va avec. Car lorsque nous exigeons de l’autre quelque chose, cela peut être pour imposer une vision sans chercher à comprendre la richesse de celles que les autres ont construit, c’est un des travers que cherche à dénoncer Bruno Latour dans sa critique de la modernité. L’exigence défendue ici est différente, elle en appelle à une forme d’ambition qui nous fait chercher plus et mieux mais se fonde aussi sur une humilité par rapport à la richesse infinie de ce qui nous échappe. Elle doit être une remise en question de ma vérité autant que de celle des autres, loin d’un monde qui ne serait qu’un simple écho dans l’espace minuscule dans lequel ma vie a grandi. C’est parce que j’essaie de comprendre cela que j’existe mais aussi que le « nous » existe.
   Le chiffre doit jouer un rôle important dans cette exigence, mais à la condition qu’il renonce à toute souveraineté. Ce n’est pas l’utilisation du chiffre qui fait l’exigence, mais l’exigence qui peut pousser à la quantification, et ce qu’elle permet est immense, souvent indispensable, parfois démesuré. L’exigence qu’elle requière doit l’être encore plus.